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Boké : la bauxite, la croissance… et le paradoxe local

Issa Souaré
China Global South Project
6 min read
Boké : la bauxite, la croissance… et le paradoxe local

Introduction

T au cœur d’une activité stratégique : l’exportation de la bauxite, ce minerai essentiel à la production d’aluminium. Grâce à ses importantes réserves, la Guinée s’est hissée au deuxième rang mondial, derrière l’Australie, en grande partie pour alimenter les usines chinoises.

Pour Conakry, ce boom minier est devenu un pilier économique et diplomatique. Mais à Boké, la question revient souvent : où va réellement l’argent de la bauxite ? Derrière les ports flambants neufs et les convois de camions, les communautés locales peinent à ressentir les bénéfices.

Cet article propose un éclairage factuel sur le paradoxe de Boké, en analysant les données disponibles, en s’appuyant sur des témoignages de terrain, et en se concentrant sur le projet minier opéré par le Consortium SMB-Winning (projet de Boké, lancé en 2015), acteur clé du secteur dans la région.

Le Contexte Général


Depuis une décennie, la Guinée est passée au premier plan de la production mondiale de bauxite. D’après les données de l’agence ECOFIN, le pays a exporté plus de 145 millions de tonnes en 2024, soit environ un quart de l’offre mondiale.Des données nationales issues du Ministère des Mines de Guinée confirment cette tendance, bien que les estimations varient légèrement.

Ce changement d’échelle est en grande partie dû à l’arrivée du Consortium SMB-Winning, qui contrôle à lui seul entre 40 % et 50 % des exportations nationales.1 Son modèle repose sur une extraction rapide, un acheminement massif via des routes et chemins de fer, et un chargement direct vers la Chine depuis le port de Kamsar.

Map of SMB’s operational sites
Cartograghie des sites d’activités de la SMB
Bauxite production: Guinea returns to the world’s top three
Production de bauxite : la Guinée revient dans le top trois mondial


Source : SDA –Graphique de production de la Bauxite plaçant la Guinée 3e producteur mondial de bauxite en 2017. En juillet 2025, elle devient 1er exportateur mondial, 2e producteur mondial selon l'Agence ECOFIN.

Du point de vue de l’État, cette activité constitue une manne fiscale et diplomatique. La bauxite est aujourd’hui un élément central dans la relation entre la Guinée et la Chine. Mais en parallèle de ce succès macroéconomique, une question structurelle demeure : quels bénéfices concrets pour les territoires d’extraction comme Boké ?

Boké sur le terrain

À Boké, les infrastructures liées au secteur minier sont omniprésentes : routes élargies, camions en file, quais portuaires en extension.

mining-related infrastructure
In Boké, mining-related infrastructure is everywhere widened roads, convoys of trucks, and expanding port facilities.

Source : "les infrastructures ferroviaire Boffa-Boké"

À titre d’exemple, Sun Xiushun, président de Winning International Group, déclarait lors de l’inauguration de la « Route du Consensus » en octobre 2018 : « Aujourd’hui, je suis fier et heureux de l’inaugurer, car elle bénéficie à la fois aux activités du Consortium et aux habitants de la région. Elle symbolise le développement harmonieux que nous promouvons avec le consortium SMB-Winning. 2» (Winning International Group, 2018). Cette déclaration illustre la volonté affichée de concilier développement minier et bénéfices pour les communautés locales — même si, sur le terrain, des habitants de Boké rappellent que les infrastructures de base, comme l’eau potable ou les écoles, restent insuffisantes.

Pourtant, dans les quartiers et villages proches des mines, le chômage des jeunes reste très élevé — estimé à plus de 50 % selon l’Institut National de la Statistique

De nombreux habitants estiment que les emplois créés sont souvent temporaires, peu qualifiés et mal rémunérés, confiés à des sous-traitants.

« J’ai travaillé six mois comme chauffeur, puis le contrat s’est arrêté du jour au lendemain, » raconte Mamadou, ancien employé d’une société sous-traitante.

À côté de cela, une économie informelle gravite autour des sites miniers : vendeuses de repas pour chauffeurs, réparateurs de motos, petits commerçants. Pour certains, ces activités représentent une opportunité. Pour d’autres, elles restent précaires et insuffisantes face aux impacts sociaux de l’exploitation minière (déplacement de populations, pression foncière, infrastructures de base négligées).

Fanta, restauratrice à Dapilon, confie : « Sans les camions, je ne pourrais pas nourrir mes enfants. Mais les loyers ont doublé et les routes sont abîmées. » .

Fanta, a restaurant owner in Dapilon
“Fanta, a restaurant owner in Dapilon, confides: ‘Without the trucks, I wouldn’t be able to feed my children. But rents have doubled, and the roads are damaged.’”

Ce déséquilibre alimente un sentiment de frustration et une défiance croissante envers les entreprises minières et les autorités. Certains misent sur de nouvelles approches — en s’appuyant notamment sur la Chambre des Mines de Guinée (CMG) et les dispositifs de développement local prévus par le Code minier — pour espérer un ancrage plus durable de cette richesse sur le territoire.Mais l’efficacité de ces mécanismes reste inégale selon les localités, faute d’un suivi rigoureux.

Où va l’argent ?

Malgré des recettes minières en forte hausse, la redistribution reste concentrée à Conakry. Selon l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE Guinée), plus de 90 % des revenus issus des taxes minières sont versés au budget national. Seule une petite part revient aux collectivités locales.

L’État justifie cette centralisation par des priorités nationales (routes, barrages, éducation). Mais pour de nombreux élus locaux, ce modèle limite l’impact concret sur les populations proches des mines. À Boké, routes secondaires dégradées, écoles sous-équipées et centres de santé vétustes sont souvent la norme.

« Nous voyons les chiffres dans les journaux, mais sur le terrain, c’est une autre réalité », explique un conseiller communal. « Il faut que la commune bénéficie d’une part plus juste. »

Certaines entreprises, comme la SMB, ont signé des conventions avec les communes (notamment à Kolaboui en 2022 pour la réhabilitation d’écoles), dans le cadre du Code Minier Guineen de 20113 (article 165) qui prévoit un partage de 15 % de la redevance superficiaire. Mais leur mise en œuvre reste inégale.

Bauxite Imports in China, March 2025.
Importations de bauxite en Chine, mars 2025

"Tableau 1 : Importations de bauxite en Chine, mars 2025".
Les données de mars 2025, avec 12,999 millions de tonnes exportées par la Guinée (+47,73 % sur un an) , confirment le rôle clé de Boké. Pourtant, les retombées locales restent limitées, révélant un paradoxe.

Source : "Données de l'Administration générale des douanes de Chine."

Et après ?

Malgré ce constat, les jeunes de Boké demeurent résilients et porteurs d’espoir. Beaucoup appellent à une mise en œuvre stricte du contenu local, afin que les emplois, les marchés et les bénéfices restent accessibles aux habitants. D’autres militent pour une transparence réelle sur les flux financiers des entreprises vers les administrations locales.

Dans un contexte où la demande mondiale pour la bauxite est forte — comme le montre l’importation chinoise de près de 13 millions de tonnes en mars 2025 (+47 % en un an) — le défi est clair : faire en sorte que les revenus bauxitiques se traduisent en opportunités de développement local.

« On ne demande pas la lune », a résumé une commerçante de Kolaboui.
« On veut juste que ce que la terre donne profite un peu plus à ceux qui vivent dessus. »

Sources & Crédits

USGS 2024 – Données de production minière

Rapport ITIE Guinée 2021 (données de revenus et conventions)

Code minier guinéen 2011 (texte intégral)

Décret d’application de l’article 165 (référence à la redistribution aux collectivités)

Entretiens informels avec enseignants, commerçants, conseillers communaux

Rédigé par Issa Souaré,

Fondateur & Directeur Exécutif, Sustainable Development Africa (SDA)